Laurent Demanze animait cette rencontre un peu particulière et très universitaire avec Emma Becker. Certains étudiants avaient bossé sur le livre en cours — je ne l’ai personnellement même pas lu.
Intimement elle-même, posée, d’un langage clair et d’un vocabulaire précis, Emma Becker que je ne connaissais pas jusqu’alors m’a tooootalement conquise.
Humaine, spontannée, elle se dit non-militante et pourtant son texte et porteur d’un engagement évident.
Je vous transcris ce que j’ai pu capter, en espérant avoir pu capturer un peu de ses propos, de sa diction et de sa personne, au travers du prisme des questions de Laurent Demanze.
La maison est un roman, une quête, personnelle bien-sûr, mais singulière également. C’est un discours complexe qui est tissé avec une langue qui balaye un large spectre : du soutenu au grivois, au lyrique, au cru en passant par le poétique sans jamais être provoquant. Mais il s’agit également d’un témoignage contradictoire et contrasté — le manège / la maison forment des entités distinctes qui se font face.
Alors cette maison, ce titre, qu’évoque-t-il ? Un format de vie d’abord, une prostitution bien particulière dans un lieu qui l’est tout autant. L’autrice parle d’un endroit kitch de mauvais-goût où il est possible de se prendre à sa place, de s’y faire un trou. De devenir pute plus que prostituée. D’y entrer sans y être avalée, un endroit centrifuge où on revient pour serrer les autres dans ses bras ; centripète quand les femmes disparaissent dans la ville.
Bien sûr, La maison n’est pas un témoignage. Il s’agit d’un roman par le style, mais aussi par la déformation des personnages. L’autrice raconte qu’elle y a apposé beaucoup de tendresse et de mélancolie, mais qu’elle a également réinventé les femmes de la maison. Une question de légitimité (comment prétendre savoir ce que les autres pensent, veulent, désirent ?) mais aussi de protection (ne mettre personne en danger). Elle aussi, se cache derrière un prénom, Justine, tout comme elle se composait en fonction des clients et des journées. D’autres morceaux de soi à donner mais toujours une part de sincérité quelque part. Pourtant, l’illusion parfois dérape et se floute ; c’est dans ses espaces d’indistinction que la mascarade fait figure de réalité.
Viens alors la question de l’immersion. Elle se dit toujours étonnée d’être au milieu de ces femmes, incognito, nues. Qu’il est safe de se trimballer ainsi quand il n’y a pas de sexualisation, elle dit les trouver belles, merveilleuses. Que tous les textes écrits sur les prostituées le sont par des hommes, écrits déformés par la tendresse du client, par la vision de celui qui paye sur une vie qu’il n’a pas vécu et ne mènera jamais. Alors Emma Becker s’est immergée dans ce métier, avant de transformer son expérience par la langue afin de dépasser tout aspect journalistique. Elle a bien conscience d’être privilégiée, française, sans enfants, mais elle voulait que pour une fois quelque chose de beau soit écrit sur les putes et son livre lui, semble couvert d’un camaïeu de tendresse, d’affection et de nostalgie.
La langue, elle, est travaillée, avec une richesse de palette et de ton. On y parle de sexe sans provocation, de manière naturelle. Elle aimerait qu’on lise son texte comme on l’entend parler, qu’on se sente proche d’elle pour quelques secondes au moins. J’aime bien cette vision de donner un morceau de soi sur des pages, que plusieurs, beaucoup, certains lecteurs pourront trouver ensuite.
Son bouquin suit un mouvement ample, on balaie les moments, on revient, on repart, toujours dans un flux de pensées. Si la trame est chaotique c’est qu’il semblait à l’autrice que c’était plus sincère ainsi, que c’était dans les petits objets du quotidien qu’était enfermé un peu de vérité. Un peu de vérité pour dire ces femmes d’un point de vue féminin. Elle dit que la littérature a toujours été considérée neutre alors qu’elle était d’un point de vue masculin pendant si longtemps. Qu’ils regardent les putes avec cet aspect négatif.
Elle dit,
On dit pute aujourd’hui comme on aurait dit sorcière avant.
Il n’y a pas de notion de paiement quand on insulte quelqu’un de sale pute, on l’utilise pour dire pauvre fille, trainée. Alors que pour elle c’est autre chose et, sans que son témoignage ne soit universel, il vient contrebalancer une écriture du sale, du forcé, du malheur. Elle raconte ses instants à elle dans la prostitution où chacun essaie d’y mettre de la substance et du soi là où il n’y avait que argent et sexe.
Elle raconte la conscience suraïgue d’être une femme, quand on est au bordel, que l’essence même de l’échange d’argent se base sur ça. Que beaucoup disent de son livre qu’il faut se faire du soucis pour elle, comment survivre à une telle quantité d’hommes ? C’est le patriarcat qui parle bien sûr. À les entendre parler personne n’a jamais eu de geste déplacé envers aucune fille mais pourtant il faut se méfier les uns des autres, les autres sont violents, agressifs, dangereux. Emma Becker met pourtant des mots sur une clientèle un peu penaude, pas fière parfois, mais globalement respectueuse, plus que dans des rapports humains non tarifés parfois. Que c’est une solitude abrasive qui mène les hommes au bordel et pas une misère sexuelle qui ne justifie rien.
Elle cesse ce job quand La maison ferme, après plus de deux ans là-bas. Une envie de se retrouver, un besoin de reprendre son désir pour elle, de se réappartenir.
Une rencontre lumineuse et incroyable, inspirante et spontannée, vraie, entière. J’ai vraiment passé un moment précieux — moi qui déteste les rencontres auteurs, ahem — avec un discours vibrants et construit.
Si vous avez l’occasion de l’écouter parler, n’hésitez pas. Me reste plus qu’à lire le livre qui, je l’espère, sera à l’image de cette rencontre.
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