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Gaelleis

My absolute darling

Livre ras-de-marée.

Il est incroyable.

Lisez-le.




« Entre nous, Caroline, elle semble presque sortie tout droit d’un mythe. Tu peux la ligoter et l’emporter dans la broussaille, la laisser là, et si tu reviens un jour, tu découvriras qu’elle a appris à vivre avec les loups et qu’elle a fondé un royaume. »

J’ai du mal à en envelopper toute la teneur, entre descriptions absolument incroyables sur la nature environnante aux US et dialogues qui arrivent à saisir, postures, intonations, personnages.. prendre tout ça et les capturer dans l’instant. Je reproche souvent aux auteurs de proposer des personnages de gamme : gamme majeure, sept notes, tous ces gens sur un ton similaire, des déclinaisons à partir d’une même racine. Des descriptions brossées et tirées au hasard pour varier.


« Elle est grande, à quatorze ans, une carrure maigrichonne et dégingandée, des jambes et des bras longs, des hanches et des épaules larges mais délicates, un cou long et nerveux. Ses yeux sont l’atout physique le plus frappant, bleus et en amande sur son visage trop mince, ses pommettes hautes et saillantes, sa mâchoire aux larges dents tordues — un visage laid, elle le sait, et inhabituel. Ses cheveux sont épais et blonds, des mèches entières pâlies par le soleil. Sa peau est constellée de taches de rousseur cuivrées. Ses paumes, la peau lisse de ses avant-bras et l’intérieur de ses cuisses sont veinés de bleu. »


Là, vraiment, incroyable. La diversité des corps et des esprits, les dialogues et la teneur de ces derniers ; comment si bien capturer ce qu’on est quand on a seize ans ? L’amitié et les dialogues de sourds, la fluidité de la proximité, les surnoms ?

Turtle est à la fois un peu elle-même, elle a fois pleine de postures, d’attitudes et de gestes attrapés de son paternel comme une gestuelle qui fonctionnerait par empreint. Sans cinéma, sans séries, sans camarades, sous l’ombre de son père comme un plomb qui l’écrase.


« - La réussite de Julia ne dépend pas d’une attention spéciale ni d’une intervention thérapeutique. Ce n’est pas si compliqué. Ses devoirs sont ennuyeux. Nous traversons une époque à la fois palpitante et terrible. Le monde est en guerre dans le Moyen-Orient. Le carbone dans l’atmosphère approche des quatre cents ppm. (…) Et vous vous étonnez qu’elle ait la tête ailleurs ?

Turtle l’observe, elle essaie de le percevoir comme le perçoivent le proviseur ou Anna, et elle déteste ce qu’elle voit. »


Aucun type ne rentre dans un cliché absolu, tout est raisonné, construit, expliqué, justifié pour les personnages. Ils sont humains et biscornus à s’en faire froid dans le dos, sales, malsains, drôles, bienveillants, corrosifs, perdus, morts, doux, loyaux, abrasifs, etc. On peut leur prête une palette de traits assez large pour leur donner trois dimensions ; ils nous sautent aux yeux en sortant du papier.


« C’est à ça que se résume ton ambition ? À devenir une pauvre petite moule illettrée ? »

La violence de ce texte par contre, est une immense tâche d’encre sur un papier buvard. Elle se déploie et ne s’arrête plus d’attendre les quatre coins de la feuille. Tous les individus se tâchent irrémédiablement de mots, de senteurs âcres et atroces alors que Croquette évolue avec une lenteur presque engluée de torpeur alors que nous, on regarde, impuissants, l’évolution d’un corps, le vieillissement d’une attitude, un désir adolescent embroché comme un scorpion par le père tout puissant.


« L’araignée progresse avec prudence. Hypnotisée, Turtle la regarde décrire un cercle autour de la touffe d’herbe et s’approcher. Elle entend un bruit sur la route en contrebas — quelqu’un marche dans les ornières et elle songe frénétiquement à Martin. Il est tout à fait possible qu’il ait réussi à la pister. Il l’a déjà fait. C’est même très probable. elle se lève lentement, en silence, elle dégaine son pistolet et fait coulisser la glissière, elle voit le cuivre étincelant dans le chargeur, chacun de ses mouvements est rapide et discret, mais elle s’interrompt pour observer. L’araignée surgit derrière la souris, elle comble les quinze derniers centimètres, puis elle saute et plonge deux crochets noirs dans l’épaule de la souris. La souris est secouée de spasmes, sa patte arrière pédale dans le vide. Turtle entend des bruits de pas mais elle est captivée dans son observation de l’araignée qui traine à présent la souris en arrière vers son trou où elle se bloque en travers contre les parois en toile soyeuse. »


On sent bien la traduction — enfin non, on voit bien que c’est de l’anglais américain. Les phrases et certaines répétitions et puis les descriptions ; ça c’est anglais. Mais la traduction est vraiment très bien, moi qui suit toujours gênée et chouine d’entendre des anglicisme sur mes petites phrases en français, ici, c’est vraiment excellent. Elle est de Laura Derajinski.

Un texte au présent avec quelques flashs back, un narrateur extérieur mais intradiégétique qui nous permet d’avoir accès aux yeux de Julia, aux pensées de Turtle, aux maux de Croquette.


« L’espace d’un instant, personne ne parle.

Puis elle demande :

— Vous êtes perdus ?

— C’est plutôt qu’on est incertains de notre position géographique actuelle, répond Jacob.

— On est perdus, dit Brett. »


Il y a des longueurs, c’est certain. On voit certaines choses arriver et puis d’autres, pas du tout. J’étais agréablement surprise de voir que personne n’était vraiment le bouc-émissaire de l’histoire. Et vraiment des fois, l’humour de l’auteur m’arrache un sourire.


« — Qu’est-ce qui se passe ? Elle est encore là ? fait Brett

— Elle réfléchit, dit Jacob

— On l’a mise en rogne ?

— Elle est songeuse.

— Elle ne parle toujours pas.

— Bon, d’accord. Elle est très songeuse.

— Par là, dit Turtle en les guidant dans une sente boueuse. »


Ou encore :


« — Jacob ? dit Brett

— Ouais ?

— Jacob, tu crois que c’est une ninja ?

— Je suis pas une ninja, dit-elle.

— C’est une ninja, hein, Jacob ?

— Je suis pas une ninja, rétorque-t-elle

— Hmmm….(Brett murmure et marmonne.) Hmmmm…si, un peu quand même, un peu une ninja, en fait.

— Non.

— Elle est où ton école de ninja ? demande Brett

— Je suis pas allée dans une école de ninja.

— Elle a fait voeu de silence, remarque Jacob.

— Ou peut-être, avance Brett, peut-être que les animaux de la forêt lui ont tout enseigné.

— Je suis pas une ninja ! hurle-t-elle. »


Je crains un peu qu’un homme soit dans une position de troisième personne intradiégétique pour parler d’une adolescente. Je ne dis pas que ça sera forcément mal fait mais quelque fois, souvent — presque toujours ? — déplacé, étranger, volé. Pourtant ici, c’est bien fait (un rapide coup d’oeil à la fin : Gabriel Tallent est entouré de femmes dans la rédaction de ce livre, c’est peut être pas un hasard).


« Turtle efface toute expression de son visage mais pas de sa posture, et elle pense, Regarde-moi bien. Elle pense, Regarde-moi bien. »

On ne saura pas jusqu’à la fin d’où ça vient, au final, ce mot, Turtle, qui l’a donné ce nom. Elle-même ne se définit pas comme Croquette (son père) mais y répond, ni comme Julia (sa mère) mais y répond.. de mauvaise grâce, alors Turtle. Sorte de nom trouvé qui aurait adhéré suffisamment à sa peau pour qu’elle ne se perdre pas face à ce père abusif, absolu, qui lui offre une porte de sortie en disparaissant quelques temps. La fin des tous pouvoirs, de l’extrême, de l’affreux immiscé sous la peau. J'ai passé tout le livre avec à peu près cette tête :


gif


« — À moi, dit-il d’une voix qui se brise.

Elle griffe la boue, en racle des poignées entières, essaie de se mettre debout et de se dégager de sa chaussure, en vain. Elle ne peut pas le laisser abattre une fois encore le tisonnier sur elle, elle ne peut pas. Son corps est submergé de douleur. C’est la seule chose qui lui vient à l’esprit, et dans sa tête elle se répète encore et encore — non, non, non, non — et son impuissance est la seule présence, une panique insensée lui verrouille le cerveau et il n’a pas l’air de s’en soucier, penché au-dessus d’elle, son poids dans son talon.

— Tu es à moi, dit-il. Espèce de petite connasse, tu es à moi. »


Pourtant elle n’est pas tout à fait vulnérable, Turtle, elle semble pouvoir partir et survivre seule n’importe où, n’importe quand, outrepasser toutes les frontières et n’avoir plus jamais peur la nuit mais inlassablement elle est ramenée à ce pôle magnétique, chaque retour étant plus insupportable pour le lecteur, pour moi, pour la sincérité des propos tenus dans cette narration serrée.


« C’est là qu’est morte ma mère, et quelque part dans cette immensité, ses os raclent les galets. »

Un style fluide qui s’enfuit, c’est ça je crois, une immense fuite en avant sur cinq cent pages. On court après les mots. La fin éclate tous les murs — je ne m’y attendais pas, comment ça y’a une vraie fin dans un livre contemporain, mh ? — à coup de lampes stroboscopiques. On y voit quelque chose, on perd l’équilibre, flash, on se perd, arrêt sur image.


« Elle attend, et son attente et son silence font office de discipline afin de remplacer le véritable chagrin, mais elle y sombre pourtant, la joue contre le sol, la respiration lente, les heures défilant, chaque heure semblable à la précédente, chaque respiration semblable à la précédente, elle regarde les poissons d’argent arpenter les interstices pelucheux entre les lattes du plancher, une sensibilité qu’elle a si longtemps mise en sourdine semble s’éveiller en elle, et elle la sent, l’accumulation de douleur, mais elle joue à marche/arrêt avec cette sensation, quand Turtle tente de l’observer, elle est lointaine et immobile, et quand elle suspend le cours de ses pensées, étendue là sur le sol, le regard rivé sur l plancher, sans réfléchir, elle la sent se rapprocher et l’envahir tout entière, le chagrin se rassasie dans la vide de son cerveau laissé sans surveillance, pareil à des ravenelles fleurissant dans une parcelle en friche. »


Oui, tout ça ce n’était qu’une seule phrase.

Il est incroyablement dysfonctionnel, ce roman, parfois pesant, rebattu, parfois il colle la nausée au palais.

Mais il y a des éclats de génie incroyables. Turtle qui ne s’appartient pas, jamais, qui est un objet et une addiction, réduite à néant régulièrement par le regard et le vice que son père pose sur elle se dit :


« Elle pense, Au moins tu as ça : tu t’as toi-même, tu peux faire ce que tu veux de toi-même, Turtle. »

Alors que tout lui échappe elle se raccroche à la seule chose qui semble encore un peu lui appartenir.. elle-même.


« Quand Jacob est là, avec elle, son désir de le toucher grandit, devient une sorte de besoin, et elle laisse chaque instant de besoin s’écouler en elle, elle reste assise en tailleur près de lui, incapable de faire autre chose que de le regarder jusqu’à réussir à surmonter cet instant insoutenable par la simple force de son inactivité. »


Elle commence à être longue cette chronique, hein ?


« Elle trouve le bonheur juste à la lisière de l’insoutenable. »

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