Le Sillon - Valérie Manteau - Le Tripode.
Quand j’ai commencé à lire ce livre, gagnant du prix Renaudot, je me suis aperçue que je n’attendais rien de spécial ; les livres primés me plaisent rarement. Pourtant, l’objet est charmant en lui même. Gros format, jolie couverture, marges aérées et sensation plaisante de tourner rapidement les pages. Nous sommes plongés dans Istanbul à travers la vie de la narratrice, française qui a décidé d’écrire un roman sur Hrant Dink, journaliste et écrivain turc d’origine arménienne.
L’écriture, fluide et spontannée intègre les personnages dans un style libre, parfois érudit, parfois sensuel, toujours poétique. Il faut dire que je me suis vite faite emporter dans Istanbul, les cafés, le port, son appartement et les bateaux, les toits.
« Je redescends la rue pavée jusqu’au bord de l’eau, j’ai loupé le dernier bateau pour rentrer en Asie bien sûr. Je longe le Bosphore. Le port de croisière, ambition grand luxe, est en chantier animé, les grues s’agitent dans la nuit. »
Rares sont les passages où l’auteure se laisse aller à une description détaillée et spécifiques mais toujours, ces moments sont ponctués de sensations. On se retrouve dans le cimetière de la même façon qu’on s’est inquiétés pour son amie en robe jaune, harcelée pendant le Ramadan. C’est réussi, donc, mais parfois trop érudit, il m’est arrivée de me perdre et de me lasser un peu avant de me faire rattraper par ses moments hors du temps avec son amoureux.
« Tu sais comment on reconnait les dominants dans la savane ? ils ne sursautent pas quand il se réveillent. Il sourit, c’est ça, et toi tu es genre une gazelle kamikaze »
Elle est jolie, son écriture. Pourtant, le sujet pourrait être plus compliqué à lire, plus savant : un illustre personnage dont je n’avais jamais entendu parler avant cela m’est devenu familier. Valérie Manteau réussi à le rendre humain et à restituer des morceaux de son vivant, prouesse quand on compose le récit d’une écriture. Les personnages s’ancrent dans le réel, on la croit et on la suit bien volontiers. Le récit m’a arraché de nombreux sourires, j’avoue avoir guetté - avec impatience parfois - les moments avec lui, doux comme violents, tentés d’une délicatesse que je garde encore avec moi. Les comparaisons, métaphores, tournures idiomatiques sont transcrites en français, déformées par le prisme de sa personne à elle, vivante, réelle et obstinée. Obstinée, têtue, attachante.
« Erdem hausse les épaules, et cite quant à lui l’iconoclaste Jean Kehayan : « La mémoire ne sert à rien sauf à se donner bonne conscience. » Pas vrai je pense, pas vrai. »
C’est par ailleurs le discours libre qui rend si bien cette spontanéité, l’écriture au présent également. On a la sensation tenace d’être au Muz avec les autres. Ce roman, qui emprunte un peu à tous les genre, instruit et retranscrit, entraine, touche.
« Le même message : Où es-tu ? Cette fois je réponds plus tranquillement. Je demande si je devrais rentrer à Istanbul, à ton avis. Si j’étais toi, je rentrerais en France dit-il simplement, sans arrière pensée. Je demande si c’est si terrible en ville. Mais non, reviens si ça t’amuse. On est juste coincés dans le même immeuble que deux dingos qui s’entre-tuent. »
Pour autant, si Le Sillon est l’écriture d’une écriture, il n’y a pas de trame réelle - et j’ai eu tord de chercher un but ou une finalité - mais la fin m’a laissée un goût de trop vite achevé. Les deux heures qu’il m’a fallu pour entrer et sortir de l’histoire m’ont parues bien courtes, mais peut être que cette sensation de trop peu est une preuve de la finesse de ce roman. Incarnation du réel et des possibles, Le Sillon est un roman précieux, humain et vivant qui, malgré des passages trop étirés selon moins, réussi à nous emporter au milieu des enjeux politiques, des cafés, des chats qu’on ne laisse pas entrer chez soi, des colombes intranquilles et des procès sans fin.
Quelques extraits pour clore cette chronique :
« Je reste immobile dans l’eau, je cherche comment évacuer l’angoisse qui stationne. J’aimerais pouvoir ouvrir un bouchon dans cette baignoire et que l’eau se déverse dans la salle de bains, dans tout l’appartement, dégringole les étages. Techniquement pas faisable. Le bain du samedi matin, pendant que des gens se font sauter et que d’autres meurent dans la rue, est imperturbable. Comme Finkielkraut qui continue à bavasser à la radio. J’ai encore le téléphone à la main, je le plonge doucement, assez cruellement, dans l’eau. Et puis ça suffit avec ça, je sors de la baignoire en laissant tremper le téléphone. »
« Printemps arabes au sud, Indignés au nord, la Turquie des années 2010 vacille sur la place Taksim, théâtre d’une spectaculaire flambée de révolte contre le gouvernement conservation dont on retiendrait un nom : l’insignifiant parc Gezi, gravé dans le marbre du cimetière arménien qui le précédait, entré dans l’histoire pour avoir été vendu aux promoteurs par Recep Tayyip Erdogan, ancien maire d’Istanbul, Premier ministre, qui se préparait à être élu président de la République. »
« C’est dommage de mourir maintenant, mon frère devait passer demain matin. Il marmonne encore qu’il est désolé que j’assiste à ça, mais c’est quand même mieux que de m’avoir laissée sous la pluie, non. Je confirme, il a l’air rassuré. Il était tellement stressé à l’idée de mourir avant que je sois à l’abri que je me sens obligée de dire quand même que s’il était mort, je ne lui en aurais pas voulu pour la pluie »
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