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Gaelleis

Itw Patrick K. Dewdney

Six mois plus tard, voici.



Patrick K. Dewdney - Marion Mazauric - Fanny Etienne-Artur


Contre-soirée n°4.

Patrick K. Dewdney,

A propos du Cycle de Syffe, de politique, du statut d’auteur et d’écrivain, de l’art d’écrire et de partager ses idées (idéaux ?) et des trois livres. J’partage pas toutes les idées évoquées et c’était super intéressant du coup, merci encore bcp.

À venir, d’ailleurs, les réponses de l’illustratrice, Fanny Fa. (d'ici six mois hein, vu mon rythme de publication haha)


Il n’y aura aucune présentation – vous pouvez en trouver sur l'internet au besoin.


Le concept c’était, après avoir lu / écouté un certain nombre d’interviews et de chroniques, de poser les questions dont je n’avais pas trouvé les réponses (un peu comme avec David ou Thomas Spok, itw toujours disponible sur le blog / sur insta) C’est brouillon, j’ai oublié une bonne moitié de ce que je voulais demander, comme le reste : oral, spontané et ça diverge dans tous les sens.

Aucune photo n'est de moi mais paraît-il que je peux les utiliser. Bref.

Nouvelles, romans noirs, expériences littéraires, concepts, éditeurs et éditrices.

(« Ascension », Utopiales 2018 – ActuSF)

Elle sort d’où, cette nouvelle des Utopiales ?

Je leur ai filé une nouvelle que j’avais déjà faite six mois auparavant, que j’ai réécrit un petit peu. Le rapport au thème me semblait assez évident puisque l’essentiel de l’action se déroule dans le mouvement de deux corps. Je pense aussi que l’aboutissement est une réappropriation de son corps puisqu’on accompagne tout du long un personnage qui est soumis de façon forcée à la volonté d’un autre et qui s’en délivre à la fin.

Pour moi c’était pertinent en ce sens-là.


Pourquoi les personnages anonymes ?

Parce que c’est une continuité : je perçois cette nouvelle et celle que je suis sur le point d’écrire ce mois-ci, comme des extensions du travail littéraire commencé chez Territori et du concept littéraire développé dans les romans publiés à la Manufacture (Crocs & Écume). Le concept littéraire qui sous-tendait ces textes c’était des personnages et des lieux anonymes (ou anonymisés du moins) : pas de nom à moins que ce dernier ne porte une charge signifiante plus importante (qui dépasse la simple information, la simple donnée géographique). Dans Crocs y’a un seul nom : Tarnac. Cet endroit est chargé d’une symbolique particulière. C’est le lieu d’une descente policière en 2008 qui a vu arrêter Julien Coupat et une vingtaine d’autres militants anarchistes sous des prétextes relativement fallacieux. Les inculpés ont fait de la prison préventive surtout et ont été disculpés après ça de tout ce qui leur était reproché. (Le sabotage de lignes SNCF – Enquête menée par l’anti-terrorisme). C’est très très raccord avec l’histoire du personnage de Crocs, puis moi, le plateau j’y passe assez souvent et c’est un endroit où j’ai pas mal de contacts, et c’était aussi une façon de placer ça.


Le concept littéraire que je développais chez Territori, pour aller au bout en trois points : J’me rends toujours de là où je parle, j’ai une expérience sensitive de l’endroit où j’ancre mon action. L’anonymat, ensuite, des lieux et des personnages.

Et le troisième point qui pour le coup n’est pas présent dans les nouvelles : la double narration. Dans Crocs y’a deux histoires, celle du personnage en train de marcher et celle de son passé qui revient par flash-back. Dans Écume, le procédé est le même : on a le père et le fils, c’est à la troisième personne, mais c’est une fausse troisième personne puisqu’on est la plupart du temps de la perspective du fils. Le père est fou et muet (il s’exprime peu) et la narration secondaire en italique est son passé. Informellement, avec les gens avec qui je travaillais dessus, on appelait ça les chants du père, c’est des sortes de giclées de poésie.


Tu dis qu’il faut avoir vécu (parfois, souvent) pour parler des choses et les écrire ; que celui qui a vécu le combat sait que ça n’a rien d’héroïque ; qu’ayant le vécu d’un homme tu n’écrirais pas une femme à la première personne... Faut-il avoir vécu ce qu’on écrit ?

Non, je ne le pense pas et j’écris pas mal de choses dans mes bouquins que je n’ai pas vécues. J’essaie d’avoir une vie suffisamment, je ne sais pas, intéressante, parce que je trouve ça important. Pas nécessaire mais important.

Je pense que je me sens plus légitime d’écrire à propos de quelque chose si j’en ai fait l’expérience, mais je pense aussi qu’on peut rencontrer un lieu comme on peut rencontrer une personne, tu vois ? Si je dois parler d’un lieu durant un livre entier et que je vais y consacrer un an de ma vie, voire plus, autant que j’aille rencontrer cet endroit.

Mais, non, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir vécu quelque chose pour bien en parler. Par contre, moi, comme mon écriture se place dans une démarche qui est militante je me trouve de fait dans une position où je choisis d’effacer un des arguments les plus pourris mais les plus fréquents qu’on adresse aux gens qui portent des idées : « ah oui mais regardez, lui, il est contre le capitalisme mais il écrit depuis un Iphone. ».

Je trouve que rhétoriquement c’est de la merde mais y’a pas de mal de gens sensibles à ce genre d’arguments. Je fais le choix dans la mesure du possible d’être relativement irréprochable là-dessus et de vivre en accord avec ce que je revendique. Mais c’est parce que je le peux, j’ai le privilège de le pouvoir. Rhétoriquement, ça me donne - à mon grand regret - plus de poids. On ne peut pas me reprocher de défendre un mode de vie que je n’ai pas vécu, on ne peut pas me traiter de petit fragile bobo, ça ne marche pas tu vois ? Mais pourtant, objectivement, si je dois parler d’une des formes les plus évidentes de l’idéologie que je porte c’est la lutte contre le capitalisme : on vit dans un système tentaculaire dont on est tous complices autant que nous sommes. Je n’ai pas le choix aujourd’hui de vivre autrement que sous le joug du capitalisme. Certains s’y essaient, je m’y suis essayé moi aussi dans une certaine mesure.

Je fais les choses un peu différemment maintenant. J’ai vécu pendant un moment un épisode d’autosuffisance alimentaire partielle. C’était une expérience que j’entendais mener à l’époque. J’en ai retiré ce que j’en ai retiré. J’étais beaucoup moins politisé à l’époque et cette politisation a été le résultat des conclusions avec lesquelles je suis ressorti : il est possible d’échapper un peu vaguement au capitalisme, mais jamais complètement.





Rapport auteur/éditeur

J’ai eu cinq éditeurs : Les Contrebandiers, Chloe Des Lys, Geste, La manufacture et le Diable Vauvert.


Comment sont arrivés ces changements ?

Je crois que ça s’est fait au fil des contacts humains et de mon évolution. En gros, j’ai commis l’erreur (je pense que c’est une erreur même si je n’en ai pas pâti, mais je ne recommande pas aux jeunes auteurs de faire comme ça) de signer un contrat d’exclusivité avec Les Contrebandiers et je leur devais donc trois livres. Ils avaient la primauté des manuscrits. Mais j’ai écrit trois bouquins dont ils n’ont pas voulu. C’était plutôt cool, Les Contrebandiers, après. Neva était mon premier roman publié en poche, très court. Je n’aurais pas pu vivre de ce que je fais en restant chez eux. C’est une bonne maison d’édition et ils ont plutôt bonne réputation dans le milieu du noir mais avec un public assez restreint.

J’ai proposé Crocs et Mauvaise Graisse à Antoine de Kerversseau qui gérait à l’époque et ça ne l’intéressait pas. Lui, il publiait du polar urbain et moi après Neva j’ai écrit du roman noir rural.


C’est comme tous les boulots que tu fais, t’apprends à le faire. Je pense que c’est avec Crocs que j’ai vraiment commencé à comprendre ce que je faisais d’un point de vue littéraire. C’est le premier roman que j’ai écrit où j’me suis dit « ouais c’est ça que je voulais faire ». Il m’a permis d’acquérir une sorte de (et j’ai pas envie d’être prétentieux en disant ce que je vais dire)… C’est le premier bouquin qui m’a permis de poser une sorte de concept littéraire qui n’était pas bancal d’une certaine façon. C’est en écrivant ce livre que j’ai capté la théorie de mon propre travail. Avant, j’avais des idées et des concepts mais ça ne s’articulait pas ou peu, de façon tâtonnante et souvent aléatoire, instinctive avec le travail de la langue. Alors que dans Crocs, le travail de la langue sert le contenu. Le rythme est volontairement travaillé, les sonorités sont volontairement travaillées. C’est le bouquin avec lequel j’ai compris… je ne sais pas, comment écrire peut-être. Et je ne suis pas en train de dire que je maîtrise la discipline, on passe sa vie à maîtriser la discipline. Mais c’est avec ce bouquin là que j’me suis dit ça y est, j’ai écrit un livre. Avant c’était plutôt des essais.


Est-ce qu’on peut apprendre à écrire / enseigner comment écrire ?

L’enseigner, je suis très dubitatif. C’est comme la musique : tu peux apprendre le solfège à quelqu’un, tu peux apprendre la théorie de la musique à quelqu’un : est-ce que ça veut dire qu’il pourrait composer derrière ? Je ne sais pas. Je n’ai pas vraiment la réponse, je crois que de la même manière qu’avec un instrument de musique, il faut sûrement faire l’apprentissage de son écriture. Comme avec la voix finalement ; l’instrument ce n’est pas une très bonne image parce que c’est calibré. Plutôt la voix, du coup, où en gros tu as un organe et tout le monde n’a pas le même. Tu apprends à utiliser ta voix, et en écriture c’est pareil, tu apprends à utiliser ta voix. Je ne suis pas certain que quelqu’un d’autre peut te l’apprendre. Je revendique clairement l’idée que l’artiste recevant l’inspiration par les cieux, c’est furieusement con et pas très humble. Personnellement, je sais très bien d’où je suis issu et quelles personnes j’ai rencontrées et quels textes j’ai lu. Il y a eu énormément de travail pour parvenir à maîtriser les bases de l’écriture et ça, ben ouais, j’sais pas, je pense que on peut te mettre sur la voie, on peut te dire des choses et ça peut te faire avancer, je ne dis pas que ça ne sert à rien, évidemment que ça sert à quelque chose. Mais à un moment, t’es obligé de passer par l’expérience de l’écriture pour apprendre à écrire et ça, ce n’est pas quelque chose que tu peux acquérir en faisant une heure de cours d’écriture par semaine. Enfin je ne crois pas.

Je vois le temps que je passe sur mes bouquins aussi… Passer un an sur mes livres, deux pour le Cycle de Syffe, et mener une narration en comprenant ce que tu fais et en le travaillant pour que les effets que t’essaies de développer soient cohérents d’un point de vue narratif et linguistique, c’est quelque chose qui nécessite beaucoup de temps. Y’a une part d’intime là-dedans, forcément.

J’pense que y’a des auteurs (Justine Niogret) qui sont dans une écriture qui peut s’apparenter à ce que Platon appelait furor : pulsion créatrice purement émotionnelle. Elle arrive à faire des choses absolument grandioses en procédant de cette façon-là.


Comment est-ce que tu retravailles tes textes, la bêta lecture, les comités ?

Y’a pas énormément de choses à retravailler dans mes textes. Quand je les file à mon comité de lecture (une quinzaine de personnes) : j’ai pas deux retours qui se ressemblent : j’en ai qui font dix lignes et d’autres qui font dix pages. Moi ce qui m’intéresse là-dedans, (sans compter les exceptions) c’est que à partir du moment où y’a plusieurs personnes qui commencent à me dire la même chose, je vais m’intéresser à ce qui est soulevé.

Je bosse aussi avec des gens aux domaines de compétences particuliers. Y’a telle ou telle personne intégrée dans le comité parce que par exemple, son avis, en tant que militante féministe m’intéresse et du coup c’est quelqu’un que je vais écouter sur ces questions-là et pas forcément sur le reste (ou si, d’ailleurs). Je suis prêt à partir du principe que n’importe qui peut avoir raison et n’importe qui peut dire des trucs pertinents mais ultimement c’est mon jugement qui prévaut. Des fois je ne suis pas d’accord avec ce que deux personnes vont dire mais j’vais essayer de chercher, analyser, etc. Je pense que j’ai sans doute quelques qualités en tant qu’auteur mais la principale c’est que j’ai pas d’enjeu d’ego, je n’ai jamais de problème à remettre en question ce que je fais. Je pars du principe que j’écris de la propagande, j’écris pour être efficace (accessoirement si je peux manger c’est cool tu vois) mais voilà, dans la mesure où mon objectif ce n’est pas de moi de trouver un sens à ma vie (le sens de la vie je l’ai déjà et il ne se trouve pas là-dedans) je peux envisager ça comme une arme. Faut que ça soit aiguisé et j’envisage parfaitement que d’autres personnes que moi soient plus fortes en aiguisage sur certains trucs où d’autres et j’ai jamais eu aucun mal à dire yep, t’as sans doute raison.

C’est un peu comme de la forge. T’as ton premier jet c’est ton matériau brut, ton fer incandescent qui est chaud et dur et en même temps informe mais c’est indispensable de produire cette matière première. Mais si tu veux que ça serve à quelque chose, tu prends tes petits marteaux et tes petits outils et tu le travailles. Moi mon objectif c’est de travailler une épée, pas un gond de porte. Et comme je sais ce que je veux fabriquer, je m’attelle à donner une forme à la matière que j’essaie d’atteindre. Après tout ça c’est subjectif. Je ne pense pas détenir de vérité absolue mais j’ai la mienne et je m’attelle à l’asséner aussi fort que j’peux, ouais.


T’as un fil rouge ? Des changements d’histoires non prévus ? Des arcs narratifs tordus ?

En fait, je sais quelle histoire je vais raconter parce que je sais pourquoi je veux la raconter. Les seuls moments où vraiment je suis amené à remettre en question la forme c’est dans le parti pris narratif. Moi je sais ce qu’il se passe, mais il reste des choix à faire sur comment est-ce que je vais raconter. L’exemple que je donne à tout le monde c’est : j’avais prévu de traiter les événements du début du tome trois comme une sorte d’ellipse. Une vingtaine de pages sur un moment de la vie de Syffe puis basculer sur autre chose. Et après quelques tentatives j’me suis rendu compte que ça ne fonctionnait pas. Je craignais qu’il soit trop difficile pour le lecteur de ne pas égarer le personnage, de ne pas réussir à le suivre de façon suffisamment intime et de se retrouver avec un troisième tome qui leur parle d’un personnage qu’ils ne connaissent plus. Ils n’ont plus suivi son évolution interne et on ne comprendrait pas pourquoi il décide de faire ce qu’il fait dans le tome trois. Et j’me suis donc retrouvé à traiter ces évènements en deux cent pages.

Un autre exemple : au début du tome 2. Les cinq ans de mines sont résumés par une ellipse brève. J’avais fait des essais sur le début du tome 2, j’commençais à créer le déroulement des chapitres, des événements, ça ne collait pas avec le personnage. Au-delà des choix que je peux faire, y’a un délire de cohérence avec le perso. Syffe c’est quelqu’un d’assez… il n’est pas misérabiliste, il n’aime pas se plaindre de ce qu’il a pu vivre et il n’aime pas particulièrement s’apitoyer sur son sort. Il est assez pudique dans la manière de raconter ce qu’il a vécu (en tout cas il peut l’être) et en gros les trois chapitres que j’avais écrit pour raconter les mines je pouvais les résumer en un paragraphe… non j’exagère un peu ; en un chapitre. Et c’était logique qu’il les raconte de cette façon, par pudeur et par trauma, par envie de pas gratter dans le détail. Il a vécu des viols, etc, l’idée c’était aussi d’être crédible, tu vois.


Pourquoi des blocs de textes et peu de narration directe, insérée elle-même dans le paragraphe ?

La question du bloc c’est quelque chose qui est venu naturellement et qui découle du rythme du texte. Je ne sais pas si y’a des vrais mots pour parler de ce dont je vais parler mais dans le choix narratif que je fais dans Le Cycle de Syffe y’a un souffle, y’a un narrateur, c’est un personnage qui narre, et l’histoire qu’il raconte est racontée dans un certain rythme. On est sur de la musique à nouveau, ce morceau-là, c’est du 4/4, ce morceau là c’est du 4/3. C’est calibré parce que c’est la voix du perso, c’est sa musique. Y’a des passages un peu plus courts ou un peu plus longs mais effectivement la plupart du temps, je travaille à faire des chapitres calibrés à 18 000 signes parce que c’est le souffle du texte, tu vois, au-delà du phrasé de chaque paragraphe, de chaque phrase, au-delà du rythme, qui peuvent varier et qui varient d’ailleurs parfois subtilement, t’as aussi le souffle du texte dans son ensemble, le livre lui-même. C’est le parti-pris rythmique que moi j’ai choisi pour raconter cette histoire. Je pense que y’a des gens qui ne vont pas y adhérer. C’est le cas de tous les partis-pris de toute façon.


Sur les ptits spoilers en fin de chapitre.

L’emploi des petites phrases détachées à la fin des chapitres. C’est voulu c’est pareil c’est du parti pris. C’est comme ça aussi qu’on donne de la personnalité au personnage qui est aussi le narrateur. Il faut respecter et construire de façon cohérente la voix d’un narrateur. C’est la seule partie un peu méta du boulot que je fais par rapport au cycle. Le narrateur a quand même conscience d’être en dehors de lui-même à des moments. Lui aussi il a des partis-pris. Un des reproches qui est un peu revenu sur le premier tome ça a été par rapport à la maturité des réflexions du personnage. Y’a beaucoup de gens (y’a quelques gens) qui étaient genre ouais on est totalement dans la tête d’un garçon de huit ans, et d’autres qui disent « mais non c’est n’importe quoi personne n’est aussi mûr à cet âge-là ». Mais ceux qui disent des trucs cools comme ceux qui font une critique légitime du développement du personnage en fait ils oublient qu’il y a trois niveaux de narration : le niveau du personnage qui subit son histoire (le gamin), le narrateur qui raconte l’histoire ET la personnalité du personnage qui se superpose sur tout ça. C’est pas un narrateur absolu, quand il relate son enfance il a conscience que sans doute il a pas dû dire ça, mais on n’est pas dans le présent, on est dans un personnage qui a digéré sa propre histoire. On est avec un narrateur qui - au moins partiellement - fantasme son passé, sa propre enfance. Comme nous tous. Qui romance son passé. C’est là où je dis que c’est un peu méta. Moi je suis en train de romancer un personnage qui romance sa propre histoire.

Mais sinon je suis assez sain d’esprit.


Statut, posture d’auteur

J’écris pour une raison. Je porte un courant de pensée politique ou du moins j’essaie de le porter à travers mes écrits. De fait y’a un côté où je me retrouve à être plus que ce que je suis moi, en tant qu’individu. Mais c’est à peu près le même statut que n’importe qui dans l’espace public. Un keuf qui matraque des manifestants il est l’individu, mais il est aussi autre chose, le bras armé d’une institution.

(D’ailleurs, si tu es neutre dans une situation d’injustice, tu es du côté de l’oppresseur.

C’est une posture politique d’en avoir rien à foutre. Ce n’est pas forcément cautionner moralement ce qu’il se passe mais en avoir suffisamment rien à foutre des autres ou des injustices pour décider que ouais t’es pas concerné. Donc, t’es de droite.)

Malgré tout le mysticisme qui entoure la figure de l’artiste,… j’vais te raconter une anecdote personnelle : quand mon premier livre est sorti je travaillais dans un hôtel-restaurant deux étoiles un peu huppé. J’étais un peu homme à tout faire : le soir je tenais le bar et je faisais le service en salle, la journée je faisais les lits et les chiottes. Une fois que les clients étaient couchés je faisais la plonge et je nettoyais les cuisines. J’ai vécu de façon assez schizophrène la manière dont la société faisait le distingo entre les deux rôles que j’occupais. Je côtoyais sensiblement la même classe sociale dans la salle de service que celle qui venait m’acheter des livres quand j’étais sur un salon. J’étais la même personne et pourtant, dans un cas j’étais une sous-merde à qui on pouvait parler avec des gestes et dans l’autre cas, j’étais un artiste « oh mon dieu c’est formidable ce que vous faites ». J’ai toujours pensé que c’était de la merde, j’ai toujours méprisé ça.


C’est un peu un des piliers sur lequel se base mon idéologie politique : une analyse sociale basée sur la classe sociale. C’était chelou quoi, c’était chelou, j’avoue que ça a pas aidé mon mépris de la prétendue classe moyenne, enfin de la bourgeoisie, ahem, mais, (soupir) ben, (soupir)… C’est comme les gens qui aujourd’hui me disent « oh t’as plein de prix, enfin la reconnaissance » (je vais pas faire mon connard, oui c’est agréable) mais ça fait 13 ans que je fais ce boulot et si j’avais dû attendre, si depuis dix ans je me traînais à la recherche du regard et de la considération des gens, je pense que je me serais pendu y’a un moment.

C’est jamais ça qui définit ta valeur. Mais peut être que je me trompe quand je dis que j’ai pas d’ego, peut-être que j’ai un ego surdimensionné qui m’a permis de ne jamais douter de moi-même et me préserver jusqu’à ce que. Mais je crois que non, que c’est juste un refus de l’idée débile que les gens valent quelque chose fondamentalement. J’ai été auteur tout en grattant la terre pour subvenir à mes besoins, j’ai été auteur en servant des bourgeois pour subvenir à mes besoins, j’ai été auteur en étant seulement auteur. J’ai pas le sensation d’avoir changé de personnage entre-temps. Aujourd’hui c’est cool, j’ai une plateforme plus grande pour exprimer ce que j’ai à dire et voilà. Mais j’ai jamais compté là-dessus pour me sentirinvesti et confiant, je sais pourquoi je fais ce que je fais en fait. Peut-être que la diff c’est que comme je fais pas ça pour moi… enfin j’ai des enjeux de reconnaissance mais ils se situent pas dans le milieu littéraire.

Je sais très bien de là d’où je parle, je suis lucide là-dessus. J’ai eu une chance absolument monstrueuse du début jusqu’à la fin. Oh bah oui c’est de la chance, je sais comment fonctionne le milieu éditorial pour savoir à quel point c’est de la chance, ouais. C’est du bol du début jusqu’à la fin. Les gens qui ont du talent c’est pas ça qui manque. Et y’a plein de gens beaucoup plus talentueux que moi qui ont fini dans les poubelles parce que leur chapitre 1 a été lu par la mauvaise personne.

Y’a eu un seul de mes textes pour lequel j’ai eu à démarcher (Perséphone Lunaire). En dehors de ça, j’me suis jamais retrouvé dans la situation où j’envoie un truc anonymement... J’ai suffisamment traîné dans le milieu éditorial pour savoir comment on traite les manuscrits. Chez Les Contrebandiers, j’ai compris direct. Vous êtes un et demi à lire les manuscrits, vous en recevez 800 par an... Après c’est des goûts et des couleurs.


Cool les salons ?

C’est pas la partie que je préfère, c’est éprouvant pour moi d’être disponible émotionnellement sur de très longues périodes. J’ai du mal avec les foules, mais franchement ça va. Quand j’ai commencé à écrire, je dormais pas deux mois avant les salons. Là, c’est plus cool qu’avant et au contraire j’attends ça plutôt comme un endroit où je vais voir des potes et j’vais beaucoup mieux par rapport à ça. Maintenant c’est plutôt agréable. Pas tout le temps mais voilà.


Est-ce que tu sacrifies le reste pour écrire ? (à propos d’une autre interview où il était question de la place que peut prendre l’écriture et le statut d’auteur dans une vie)

C’est pas du sacrifice, comme je te disais, pour moi l’écriture c’est une arme, ou du moins un outil. C’est dans le contexte d’un engagement plus global et, tant que j’ai pas réussi à amener le changement que je désire, tant que les choses ne bougent pas, mon boulot n’est pas fini. Je n’ai pas l’impression d’avoir le loisir de pouvoir dire « bon, là, j’vais arrêter et faire autre chose, un peu » enfin peut être que je pourrais, si ça se trouve ce que je fais c’est suicidaire j’en sais rien mais ouais, je sais pourquoi je fais ce que je fais, c’est un mode de vie. Je fonctionne comme ça et je ne peux pas fonctionner autrement.. Y’a une phrase que j’aime bien répéter dans une chanson de Damien Saez qui a une voix insupportable mais qui écrit de très beaux textes « Ici il n’y a qu’au combat qu’on est libre » donc tant que fonctionnellement je peux continuer à faire ça je continuerai à le faire. Sans combat il n’y a pas de changement.


Pourquoi ne dire qu’un morceau de dialogue au lieu de rapporter toute la discussion ?

Le truc c’est que le dialogue écrit c’est toujours quelque chose de singulier parce qu’il y a beaucoup de codes autour, littérairement. C’est pas de l’audio, c’est de l’écrit et de la même manière que tu peux aller au théâtre, y’a un ton, y’a un phrasé, qui ne sonnent pas comme deux personnes qui parlent en vrai. C’est un jeu : on a des traditions et des façons de faire et on va vous faire accepter notre parti-pris et ça va ressembler à un dialogue. Mais vraiment retranscrire un vrai dialogue, ça ne ressemble à rien, y’a des euh, tu te répètes douze fois, tu tournes autour du pot pour essayer de dire ce que tu veux dire depuis le début : ça rejoint ce que je te disais tout à l’heure sur le parti-pris. On n’est pas en train d’assister à l’enregistrement audio de ce que les personnages se sont dit. On a affaire à ce que le personnage raconte pour qu’on comprenne ce qu’il s’est passé dans cette discussion.

Je crois que j’ai du recul sur tous mes persos, même ceux qui me servent à établir ou asséner des pensées ou des réflexions. C’est obligé parce que justement le roman a une vocation réaliste et se construit sur des bases plutôt matérialistes. C’est ma démarche de base, ça existe avant le récit chez moi. J’adore raconter des histoires parfois juste pour raconter des histoires mais je pense que ce n’est jamais quelque chose d’anodin. Donc c’est politique.

Je pars avec des idées générales et ça s’affine dans le texte au fur et à mesure que je les développe. Je suis quelqu’un qui a lu et qui continue de lire beaucoup d’ouvrages théoriques sur pas mal de sujets, notamment politiques mais pas seulement, mais aussi des textes plus anthropologiques, sociologiques, etc, Je construits les peuples en m’appuyant sur ce que je crois comprendre des sociétés humaines, d’où l’angle matérialiste qui rejoint un peu ça. Je ne crois pas qu’il existe des peuples qui... je ne crois pas à l’intrinsèque, tout est reflet du monde. Tout vient de quelque part. À partir du moment où t’as posé ces bases là… mais y’a des trucs qui changent quand je me rends compte qu’il y a des incohérences, je change. Mais la plupart du temps j’ai pas besoin de changer grand-chose, comme j’ai les bases, le reste ça file, ça essaime. Comme j’ai 1500 ans d’histoire à peu près sur l’univers en question avant l’histoire de Syffe, l’état du monde dans lequel Syffe se trouve actuellement est la conséquence de cette période historique. On a des entités culturelles distinctes qui ont rayonné à tel endroit, qui ont porté à la fois une langue ou une culture, une philosophie même, et qui se sont rencontrés, ont combattu ou échangé et tout ça donne l’univers dans lequel se déroule l’action des bouquins.

J’ai pas du tout pour objectif de faire découvrir mon univers. Je ne tords pas l’histoire pour qu’on arrive à rencontrer des peuples différents. L’histoire elle est écrite, ce qui s’y passe est géographiquement cohérent, et j’suis davantage préoccupé par ce qui est nécessaire à forger le perso pour porter cette histoire.

Comme je sais vers où, vers quoi le personnage va tendre, comment ça va se passer et pourquoi j’ai besoin de le construire, mon monde sert surtout le bouquin et l’histoire. Par exemple, dans le second tome, Syffe il n’apprend pas grand-chose des Arces, mais ils sont là à un moment pour le faire survivre, pour lui rappeler comment, à quoi ressemble une société organisée. C’était important de le faire renouer avec le monde tout en restant un peu isolé.

Mon souci, c’est la cohérence. Comme moi je sais de quel endroit est raconté l’histoire, ça me semble assez évident que j’explique ou que je dise ce qu’il s’est passé. Ça me semble cohérent et Syffe aime le savoir, du coup ça me semble logique qu’il en distille autant que possible dans le récit qu’il fait, y compris à propos de sa propre expérience.


Livre-objet Au moment où Marion a signé le premier tome, l’idée était de faire du hard back et des bouquins plus illustrés qu’ils ne le sont. Mais il aurait fallu les vendre plus chers, et l’un comme l’autre, pour des raisons éthiques ça nous plaisait moyen (déjà que 23 balles, ehm, voilà) et éditorialement c’était un risque. Personne ne me connaît en fantasy, et j’arrive de nulle part avec deux bouquins de 650 pages. Si tu les as fait dans un format cher à produire c’est la loose en cas d’échec. Donc on a choisi un format intermédiaire avec quand même des visuels à l’intérieur, plus que ce qu’on trouve dans les livres habituels (on a des cartes, des loupes et des dessins à l’encre), avec couverture souple.

Tout le travail graphique, le symbolisme des couleurs, tout ce qui est de l’ordre de l’identité graphique de l’univers c’est Fanny Fa qui le gère, je lui fais entièrement confiance là-dessus. Le succès des bouquins montre qu’on a eu raison de lui faire confiance et j’entends continuer comme ça. Je pense que le visuel des bouquins n’y est pas pour rien dans le succès de la série, clairement.


Et pourquoi ne pas faire de l’héroic fantasy ?

(À propos d’une itw où il est question de comment l’héroic fantasy c’est pas ienb)

C’est clairement politique : l’héroic fantasy est souvent ancré dans une tradition de masculinisme et de glorification de la violence. J’ai pas de soucis particulier avec la violence, je pense même qu’on vit dans des sociétés qui sont bcp trop pacifiées, mais pour autant, l’esthétisation de la violence, j’adhère pas. C’est pas qu’elle ne peut jamais être esthétique, bien sûr qu’elle peut l’être (enfin non pas naturellement, on sait que quand on l’a vécu c’est pas beau, encore que, ça dépend ce qu’on appelle violence), mais ce que je veux dire c’est que c’est un choix d’esthétiser la violence. C’est des choix qu’on peut assumer mais ça porte à conséquence. On vit aujourd’hui dans une société qui n’a plus de rapport à la violence : tu rentres dans un supermarché, t’achètes un steak et à aucun moment t’as un rapport avec la mise à mort de ce que tu manges. On est dans une société symboliquement d’une violence extrême mais qui parvient à, puisque c’est une violence indirecte, se raconter que ce n’est pas de la violence. On va trouver hallucinant que deux PDG se fassent arracher les chemises par les gens qui viennent de se faire licencier mais on va trouver ça normal que des centaines de gens se retrouvent sans emploi avec un crédit. Donc la charge symbolique est très très forte et du coup quand tu esthétises la vraie violence, je pense que tu contribues à créer l’illégitimité de la violence, en tant qu’outil politique, puisque tu contribues à la séparer du réel. Je pense qu’on a un problème avec ça et que c’est en train de nous revenir dans la gueule.

Bon, allez, exemple : j’avais un cheptel en ferme. Avant d’opter pour ce mode de vie là, je mangeais de la viande à tous les repas et genre j’avais encore faim si y’avait pas eu de viande. A partir du moment où c’est moi qui devais appuyer sur la détente c’était pas la même. Si je mangeais de la viande une fois par semaine c’était le bout du monde. Je dis pas que ce que j’ai fait c’est un exemple que tout le monde devrait vivre. C’est amoral, l’acte de tuer. Je pense que d’un point de vue utilitariste, si les gens devaient tuer ce qu’ils veulent manger, on n’aurait pas un problème aussi énorme de gaz à effet de serre et pas tout ce gaspillage. Après je suis entièrement d’accord avec ce que tu dis, (que même dans « de bonnes conditions d’élevage » rien ne m’allait, même au fin fond des alpes on castre à vif, on donne des céréales inadaptées, on laisse plusieurs jours durant des animaux dans les abattoirs, on gagne la confiance d’un être vivant pour l’abattre | une bonne façon de consommer n’existe pas) j’ai beaucoup de gens que je fréquente qui sont vegans, moralement ils ont raison, j’avais conscience que c’était du meurtre, de prendre une vie. C’était le seul truc qui me chagrinait ; ces bêtes n’ont pas l’ombre d’une chance.


Sur les autobiographies

Les gens qui parlent d’eux… bon. Moi ce qui m’intéresse c’est l’expérience collective. Les gens qui parlent d’eux, la plupart du temps n’ont strictement rien à apporter à l’expérience collective. On s’en branle de leur vie. Justine Niogret a écrit un bouquin qui ressemble vaguement à une autobiographie (qui en a l’apparence) qui s’appelle le Syndrome du Varan, et qui est un livre que je trouve absolument remarquable. Son expérience personnelle est un discours social, son expérience est celle de bcp de jeunes femmes, ça a valeur de témoignage dans un cadre qui dépasse le postulat qui est un peu, de base, autocentré « hé, j’ai quelque chose d’intéressant à vous dire. Et cette chose, c’est moi ».


Pourquoi détester Flaubert ? C’est pas tellement la faute de Flaubert, c’est la faute des fanatiques de Flaubert qui m’ont bien cassé les couilles à l’université, à toujours dénigrer la para-littérature au sein de laquelle on trouve des techniciens qui mettent Flaubert à l’amende. Il occupe une place au sein de l’académisme français assez symbolique. Si ça se trouve c’est très bien Flaubert, mais il est défendu par beaucoup de cons.


Des cours sur la fantasy ?

J’ai suivi les cours d’une prof Fabienne-Claire Caland, absolument géniale, qui a notamment écrit sa thèse sur les vampires et qui m’a livré une quantité de cours absolument passionnants. En fait, c’est surtout dans le cadre de mon mémoire que j’ai étudié la fantasy. Le sujet c’était : « littérature fantasy et mouvements contre-culturels du XXe siècle » et le propos de mon mémoire c’était de parler de ça au travers d’un corpus par mouvement, : les punks les hippies et les gothiques avec à chaque fois un auteur phare associé.


Discussion sur les trois bouquins proposés.

Clouer l’ouest.

Ce que j’y trouve... déjà, une plume remarquable, le rythme est parfait, la maîtrise du rythme est parfait, la maîtrise de la langue est parfaite. Les partis-pris narratifs, les points de vue, c’est parfait, juste parfait.

Je ne crois pas qu’il y ait un message forcément (je râlais sur le livre parce que principalement, je ne comprends pas le message), c’est… il y a plein de messages mais ils sont anecdotiques. C’est un fait divers mais qui est, j’sais pas, la peinture techniquement parfaite de mon salon. J’la trouve belle son histoire. Elle est sombre mais elle est belle. J’crois que la tristesse peut être belle. Y’a beaucoup de désespoir dans ce livre.

Une forêt profonde et bleue : pareil une tuerie, techniquement parfait. Comment je pourrais dire ça d’une façon modeste ? Je ne peux pas. Bon. Y’a peu de livres que je lis et où je me dis waw, je pourrais pas faire ça. Et c’est ce que je me suis dit en lisant ce livre. Les trois premières pages j’étais là « qu’est-ce que c’est que ce truc » et après j’ai compris ce que le mec était en train de faire et j’étais là « waaaa énorme ». C’est un bouquin qui m’a ouvert beaucoup de perspectives d’écriture aussi. « Ah ouais, on peut faire ça en fait. » On peut avoir un parti pris aussi... singulier qui fonctionne. C’est une expérience. Ce livre c’est une transe, une expérience mystique. (Je dis : pour moi y’a 100 pages de trop) Mais y’a beaucoup de livres qui ont 100 pages de trop. C’est une tentative de l’écriture totale. L’écriture elle est toujours très parcellaire, si je dois décrire le chat affalé à côté de moi, j’vais utiliser 3 ou 4 adjectifs pour le décrire, mais en fait la description que je vais en faire est extrêmement, extrêmement partielle. J’te livre une poignée d’éléments sur les milliers d’éléments qui le composent et le parti pris de donner une telle consistance à chaque chose c’est assez singulier. Je dis pas que c’est tout le temps réussi mais je trouve ça tellement ambitieux et courageux et taré que ça me, ouais, c’est de la balle, ça ne peut que susciter la réflexion. Ça ne peut que susciter l’interrogation sur sa propre écriture. Enfin moi c’est ce que ça a fait. Le troisième livre était Comment la non-violence protège l’état de Peter Gelderloos (publié en France plus de dix ans après sa publication originelle) mais on n’en a pas parlé.

(1443 – 2332 – 991723)



Voilà.

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