Aujourd’hui, on parle dragon. Motif récurrent des littératures de l'imaginaire, il semble difficile de remonter à une origine concrète pour attribuer sa première apparition à quelqu'un. Ils sont depuis toujours dans les batailles et les combats les plus terribles, parfois cracheurs de feu parfois dévoreurs de moutons ; quelques fois amis ou armes massives de destruction et de pouvoir (dans Eragon par exemple, c'est un pote, le dragon, mais un pote bien utile pour aller bastoner le voisin. Bref.
Qu'en est-il dans nos littératures actuelles ?
Le triptyque démarre par Les Ombres d’Esver, roman de Katia Lanero Zamora, sorti en 2018 aux éditions ActuSF (collection Naos).
Il s’agit d’un roman gothique qui propose trois flèches temporelles qui serpentent tout au long du roman. L’histoire est celle d’Amaryllis, 16 ans, enfermée depuis toujours dans la maison qui l’a vue naître. Elle vit avec sa mère qui la prépare à un prestigieux concours de botanique. Okay. Sauf que la petite madame, toutes les nuits, est happée par des cauchemars glaçant qui la laissent dans un état proche de la paralysie. Les matins la trouvent épuisée.
« C’était dans cet entre-deux que naissaient les ombres.
Prisonnière de ce corps engourdi, elle entendait des petits « tac-tac-tac » discrets, légers, de choses qui se baladaient sous son lit. Elle sentait une présence se former dans l’obscurité, approcher pas à pas même si elle pesait très peu, si peu sur le plancher, et monter sur son lit, un appui après l’autre. »
Et ça, c’était pas sans me rappeler les planches de la BD Le Patient, avec la mise en image de terreurs nocturnes.
Bref.
Ces trois flèches dont je vous parlais plus tôt sont les suivantes : une, bien droite qui fait défiler le présent de l’adolescente, entre les déjeuners, les tâches et l’apprentissage. Tout est droit, carré et sec comme les mots adressés par sa mère. Une autre ligne s’étire, des moments fantasmagoriques et épiques, des histoires d’épées et de vouivre. Enfin, une dernière flèche spirale autour de tout ça, oscillant entre passé et impact sur le présent.
En résumé, c’est très bien fait et bien plus complexe que ce à quoi je m’attendais. Le voile de mystère n’est jamais complètement levé, le fil n’est pas ténu mais impalpable par moments, voile froissé et troué au travers duquel on peut voir. Si le début m’a paru parfois un peu brouillon et accéléré, j’étais perdue entre les étapes qui s’enchainaient, la précision avec laquelle la maison est décrite à plusieurs reprises est un délice. Les couloirs cachés, les coursives et les escaliers : je savais où Amaryllis était, j’y étais aussi.
Les étapes classiques du conte occupent une bonne moitié du roman, si ce n’est de tiers. La fin est excellente, j’étais suspendue à tout ce qui se disait. Même si les personnages manquent par moment d’un peu d’épaisseur (mais pas les principaux, seulement les secondaires) ce n’est pas si gênant au vu de la longueur globale du livre.
Et surtout au vu de la qualité d’écriture. Précision et clarté.
Poésie, aussi.
« Les lambeaux de sa joie tombèrent le long de ses joues »
Mais revenons à nos moutons : les dragons. Ici, c’est une vouivre (ce qui veut plus ou moins dire qu’elle n’a pas de bras et qu’elle est telle une chauve-souris immense, condamnée courir comme un poulet sur la terre ou à s’appuyer sur une articulation de l’aile).
« La vouivre ondoya autour d’elle jusqu’à la saisir entre les serres de ses deux pattes arrière puissantes. Le dragon se mit à nager vers la surface qui commençait à apparaître au-dessus de leurs têtes. »
On ne sait pas vraiment, au début, si l’animal fait partie des gentils ou des méchants (malgré des petits points plus gris, l’histoire est assez manichéenne. Les pas beaux, sont méchants, les beaux et blancs et lumineux, c’est les gentils.)
La vouivre, elle, est mi-gentil, mi-on-ne-sait-pas-exactement c’est quoi son problème. Après on l’apprend, quand même, ce que c’est son soucis. Mais bien sûr que je ne peux pas le dévoiler.
On reste donc un peu sur nos gardes (il n’est pas laid, le dragon, mais sacrément cabossé). De quel côté des rails se positionne-t-il ? Pour moi (c’est peut-être personnel… c’est clairement personnel)un gentil qui fait des actes de méchant, c’est plus un gentil.
Je m’égare, là.
« Amaryllis bascula, prête à accueillir le choc salvateur, qui vint beaucoup trop tôt, et qui ne la tua pas.
Elle ouvrit les yeux et comprit au vent qui lui fouettait les oreilles, à la rugosité des écailles et au sol qui se déroulait comme un paysage lointain sous elle qu’elle était sur le dos de la vouivre. »
(j’adore cette image, cette histoire d’oreilles fouettées par le vent)
« Prise de vertige à cause de la hauteur et de la vitesse, elle s’accrocha aux pointes qui hérissaient son dos, hurla de peur et de désespoir, et la vouivre lui répondit par un rugissement profond. Elle sentait ses omoplates puissantes se rassembler et s’éloigner à mesure que la bête battait des elles. »
(Après ça, Amaryllis lui met des claques dans le museau).
Le dragon est donc une figure ambivalente mais assez bien détaillée. Il n’est pas un symbole de pouvoir, il n’est pas utilisé comme arme de destruction, il ne garde aucun trésor. Le dragon est-il un personnage à part entière ?
Non. Le dragon est punition, il ne s’incarne pas dans le monde réel, il n’est pas vraiment pas palpable.
C’est une version du mythe (et du bucentaure, très original, ça) qui se décline comme un double — ni maléfique ni bénéfique en lui-même — ancré dans un personnage pour le punir.
J’aime bien, cette version.
L’autrice a même bien voulu me donner sa définition du dragon à elle, le pourquoi du comment il s’est retrouvé dans son roman (elle est trop cool, allez la rencontrer en dédicace elle a les plus beaux tampons du monde — et les tattoos qui vont avec) mais faite gaffe y'a un bébé spoil dans ses mots.
« Le dragon est pour moi une créature fascinante. Il est une force de la nature redoutable, capable d’une violence qu’il faut craindre, le rempart entre la princesse et sa liberté, celui que le chevalier doit vaincre pour obtenir la main de la demoiselle en détresse. Alors qu’au fond, il est incompris, dompté, utilisé. Mais c’est aussi ce qu’on dit d’une femme qui a de la poigne, qui est exigeante, qui ne perd pas son temps à ménager les susceptibilités quand elle s’exprime. Dans Les Ombres d’Esver, j’ai choisi la vouivre. C’est l’animal légendaire de ma colère; cette créature (dont j’ai choisi de la rapprocher du dragon, plus que du serpent, bien que le serpent est vraiment, vraiment un animal qui m’intéresse aussi !) était pour moi celle pour laquelle il faut rendre justice. Elle est en colère car on lui a volé son rubis ! Elle est dotée d’une force destructrice, capable d’une violence inouïe, elle est crainte et fait l’objet de cauchemars. C’est l’incarnation de la rage face à l’injustice. »
Le livre est très cool, se lit bien et vite (c’est du YA qui ne prend pas les ados pour des abrutis en plus) et c’est un livre que je trouve conquérant dans le sens où, les retournements de situations ne visent pas une grande résolution finale, un dénouement heureux ou un retour de tous les personnages.
Les morts restent morts, les absents ne reviennent jamais.
Et comme d’hab dans tous les livres de toute la planète, les personnages écrits en filigrane sont mes préférés.
Sinon, Les Ombres d'Esver est sélectionné au prix imaginales de lycéens, c'est super chouette. Vous pouvez l'avoir juste ici.
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