Des hommes couleur ciel
J’avais vu passer de noooombreuses fois ce roman sur instagram et j’avais du mal à m’y lancer. On me dit à la librairie l’Atalante à Nantes que c’est du noir : raison de plus pour ne pas y mettre les pieds. La quatrième de couverture ne me tente pas non plus… Voici des hommes couleur ciel, d'Anaïs Llobet, aux éditions de l'observatoire.
Il est incroyable et douloureux, il est intelligent mais long, pesant, dur, il est sincère sans être honnête. Voilà ce que j’en retiens. Plusieurs personnages liés, entremêlés, sûrement humains. Il s’agit de l’histoire de Oumar, frère du terroriste Kirem, radicalisé par son cousin Makhmoud. C’est l’histoire d’Alissa, professeur de Kirem mais aussi d’Hector, l’amoureux d’Oumar, d’Adam, le double symbolique homosexuel d’Oumar qui ne peut, décidément pas être tchétchène et gay.
Non, s’il l’est, alors qu’il meure.
Le texte s’ouvre simplement, sobrement même avec une citation de Joseph Brodsky « On ne peut pas retourner dans un pays qui n’existe plus. » Le livre est pudique, il ne parle pas de déchirement, il ne parle pas vraiment de la solitude en des termes dramatiques ou affreux, il ne moleste pas, il ne pointe personne du doigt si ce n’est l’humain, les déchirements, la solitude et la souffrance.
« Sur le visage de Hendrik passa soudain une ombre qu’Alissa connaissait bien. Elle l’avait vue sur celui de sa mère ou sur le sien lorsqu’elle attrapait son reflet dans les fragments d’un miroir entre deux bombardements. L’incompréhension mêlée de peur, face à l’impensable qui flirte avec le réel. »
Tout est dit, non ? L’impensable qui flirte avec le réel. Encore :
« Elle avait déjà vu ce regard quelque part. Dans les yeux de sa mère, peut-être, quand elle avait tardé un jour à rentrer après l’école. Un regard pincé par l’envie de mordre, de hurler. Un filtre opaque sur l’inimaginable. L’espoir maintenu à la lisière des cils. »
La plume est tranchante sans vouloir l’être : pas de punchlines, pas de grand blanc après une phrase trop affreuse. On est dans sous le crâne des protagonistes qui essaient aussi fort qu’ils peuvent de rester eux-mêmes, de se raccrocher à leur présent qui vient de s’enfuir en courant.
« Elle était venue pour s’assurer que tout était faux, que la limite entre là-bas et ici valait encore. »
Le roman aborde l’intolérance, celle qui dit non, tu ne peux pas être gay, moi qui suis gentille, qui suis le bien, qui suis l’ouvert, l’humain, tu me dégoûtes quand même. L’autrice ose même faire parler le terroriste, la voix que l’on n’entend jamais, celui qui est l’autre, le lointain, le monstre.
« Tu voudrais que je te raconte quoi, avec tes consignes pour enfants sages « racontez au passé un souvenir qui vous est cher » je n’ai aucun souvenir que je ne voudrais effacer et toi tu veux que je te l’écrive en russe, mais je vais te le dire en tchétchène puisqu’il n’y a que nous pour comprendre ce que nous avons vécu »
Le sujet est tout de même une enquête, qui l’a fait, quand, comment. L’innocent est-il si innocent, à quel point le coupable est-il coupable ? La fin achève, accrochez-vous, accrochez-vous bien fasse à ces personnages qui perdent tout, s’accrochent, perdent tout à nouveau. Accrochez-vous à ceux pour qui devenir soi-même tape fort, éclate parfois, tue, même, souvent.
On meurt parce qu’on n’est pas à la cantine au bon moment, on meurt parce que notre peuple est en guerre, on meurt parce qu’on est gay. Et puis surtout, on est si profondément attaché à nous-même, notre passé, nos vies, nos expériences, nos gènes, nos peuples, nous, qu’on n’en sort jamais. On n’en sort jamais et puis c’est tout, il n’y a pas de porte de sortie.
« Elle l’avait repoussé, en essayant de trouver des excuses qui sonnaient juste. Mais la seule qui se serait approchée de la réalité était « Je ne suis plus vraiment moi-même. » Je ne sais plus qui je suis, et si je ne réussis plus à être Alice la néerlandaise mais seulement Alissa la Tchétchène, alors nul n’a le droit de me voir nue. »
Les autres ne vous sauveront pas, il n’y sont pas, sous votre peau, dans votre estomac, ils ne regardent pas la couleur de vos tripes pour essayer de comprendre mots, agissements, mots, actions.
Vous êtes tout seul dans votre costume, et tant pis s’il est tout déchiré, n’est-ce pas ?
« Oumar s’imagine boire toute sa vie en comptant les secondes. Appuyer sur le bouton rouge pour l’eau chaude, le bouton bleu pour l’eau froide et ne plus jamais goûter à l’eau tiède.
Ne plus jamais prendre un thé devant la télévision, ne plus jamais manger de biscuits fourrés au chocolat, ne plus jamais regarder le ciel la nuit. »
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