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  • Gaelleis

De pierre et d'os

De pierre et d’os, le Tripode, Bérangère Cournut, couverture de Juliette Maroni, prix du roman Fnac 2019.

Après un peu de recul et quelques difficultés à entrer dans le roman, je me demande ce qu’il en est.

Un essai de déconstruction de l’occident ? Un témoignage osé ?

« Morte peu après son accouchement, d’une raison qu’on ne connait pas, la femme du frère de Pukajaak l’avait laissée face à une grande responsabilité. Le clan avait voulu enterrer la petite vivante, auprès de sa mère, mais Hila s’était opposée à cette décision — considérant que Sauniq était aussi son enfant. »


Un roman extrêmement sérieux dans le ton et dans les faits ; à la première personne, du point de vue de la concernée. Si la quatrième de couverture présente une jeune femme séparée de ses parents, je pense qu’il y a plus à y trouver qu’une séparation.


« Le Vieux s’est jeté à la mer par le trou dans la glace — tout est bien comme ça. »


La famille n’est pas l’enjeu non plus, on vous parle d’humanité, ici.

D’humanité au sens large, celle qu’on regarde passer ces derniers temps sans plus s’y arrêter. Vous croyez aux chamans, vous ? Aux prières aux âmes tuées, à la bonne façon de chasser, à l’interdiction de regarder la mer alors qu’on est enceinte ?


Pourquoi, au juste, n’y croyez-vous pas ?


« Pukajaak demande à mon oncle de tourner plusieurs fois autour de notre abri, selon la trajectoire du soleil. Si le foetus est dans une mauvaise position, cela va l’aider à se remettre dans le bon sens. »

C’est important d’être sorti de sa culture et de sa zone du « vrai », surtout par de la littérature dite blanche. D’autres relations se tissent sous nos yeux mais aussi d’autres réactions, d’autres croyances.

Autres que notre science occidentale : croyance.

« Sauniq accueille le nouveau-né entre ses mains. Avec sa paume, elle fixe vite son sexe, afin qu’il ne change pas, et enveloppe son corps dans plusieurs peaux. »

Un univers blanc, cruel mais factuel. Les hommes parfois sont mauvais et s’entretuent, ont faim, ont peur, aiment, meurent. Leur quotidien est rythmé par la survie et la transmission — de bonheur, de joie, de savoirs — mais aussi par l’observation. Se poser, regarder les eaux et les rivages. Essayer de comprendre ce qui n'est pas dit, pas mesuré, pas chronométré. 

Je n’ai pas été amenée dans une histoire des bas-fonds lyonnais mais catapultées sur la banquise avec des chants, des hommes célestes et des vieilles femmes réincarnées.


« Je ne veux pas de toi

Ni en chair ni en sang

Je suis de noir et de nuit

Tu es de neige tiède et de sang

Va-t’en »


Si parfois la poésie prend le pied sur la langue, le naturel revient à grand-pas. Moi et mes choix, on est un peu déstabilisés par les baies dans le sang de phoque — comme c’est délicieux paraît-il — mais bien ancrée.

Qui a raison, qui a tord ? Pourquoi leur version du monde serait-elle fausse, idiote, basée sur des imaginaires (nous non?)


« Désormais, le jour naît de la terre. La faible clarté du ciel est généreusement reflétée par une infinité de cristaux. »


Un livre précieux qui décentre. Les rapports humains semblent toujours aussi compliqués mais moins tabous, le voile que la société pose sur eux est en tous points éloigné de ce que nous, nous connaissons. Je trouve ça vraiment important — que ça soit pour les lecteurs que pour l’écriture.


« L’image qui me vient entre deux vagues de douleur est celle de Tulukaraq qui entrait et sortait si facilement de son kayak. Cet enfant est le sien, et cette vision m’ouvre enfin le ventre. Je sens la tête glisser entre mes cuisses comme un museau de phoque émerge de la glace. »


L’autrice n’est pas inuit — peut-être son récit est inexact, peut-être aurait-il dû être raconté autrement, peut-être n’ai-je pas le recul ni le savoir nécessaire pour juger (je juge quand même) — mais c’est intelligent et jamais moqueur, toujours plat et délicat. Les choses sont montrées telles quelles jusque dans les émotions et la mort.

Jusque dans le viol.


« Son père, à chaque fois, enrage et nous humilie tous les deux, en nous appelant l’un et l’autre Arnaautuq — garçon manqué lui, garçon manqué moi. »


Si souvent nous sommes loins des personnages et peu rattachés, c’est aussi que c’est étrange, comme monde. Il est difficile de se sentir proche et impliqué alors que nous sommes éloignés de ce qui se déroule. C’est une étrangère qui perd ses parents, elle met plusieurs chapitres à devenir quelqu’un à côtoyer, à apprécier et comprendre.


« Pour apaiser la situation, une femme qui a deux bébés au sein propose de céder le plus replet à celle qui a le ventre déjà gelé. »


Certaines parties sont abruptes, difficiles à cerner. D’autres fluides, belles, intelligentes. Quoiqu’il en soit c’est un récit important qui dit ce que nous ne sommes pas. Des géants, des êtres célestes, des chiens que l’on pose sur une île quand on n’en a plus besoin.


« Uqsuralik, ma dernière-né

Ne dis à personne que les esprits t’ont visitée

Ou bien tes pouvoirs seront brimés, entravés

Les femmes puissantes

Encourent d’abord

Tous les dangers »



Des filles qui adoptent des grand-mères, des Vieux qui violent par rancune et humiliation, des enfants qui perdent leur âme et les cousent à leurs manteaux.


« Morte peu après son accouchement, d’une raison qu’on ne connait pas, la femme du frère de Pukajaak l’avait laissée face à une grande responsabilité. Le clan avait voulu enterrer la petite vivante, auprès de sa mère, mais Hila s’était opposée à cette décision — considérant que Sauniq était aussi son enfant. »


Alors je vais conclure sur cette citation-là. Si De Pierre et d’os est un roman froid et distant il m’a semblé nécessaire et appréciable. Qu’il ait pu avoir de la presse et de la reconnaissance me gonfle d’un peu d’optimisme. La littérature tourne parfois en rond et aime se raconter elle-même ; Bérangère Cournut nous expulse aux confins de l’univers pour mieux nous rappeler qu’à la vérité, nous ne savons pas grand chose sur rien.

Une conclusion spectaculaire et photographiée, des personnages peu décrits physiquement, des propositions austères — n’insistons pas sur un sourire ou un visage mais sur une capacité à la chasse, au chant, au bonheur. Les carcans physiques s’en vont ; restent contes, offrandes et voyages sur les étendues-mères.

« De mon temps, ces innocents étaient rares. Maintenant, leur nombre tend à grandir : des hommes blancs sévères, aux sourcils épais, sont venus jusqu’à notre territoire. Ils ont changé les habitudes et les jugements de nos enfants. (…) Ils ont voulu faire passer les chamans pour des menteurs et ils nous ont donné honte d’avoir cru si longtemps à leurs histoires. Les Blancs sont aveuglés par la poudre quand il neige, mais il savent mieux que nous d’où viennent les bruits, le gibier et le vent.

Sauf que sans nous, ils se perdent. (…) Ces gens habitent et colonisent un imaginaire qui ne leur appartient pas.

Mais la vieille femme que je suis ne se fait pas de souci. Nos esprits les hantent, notre civilisation les fascine. Nous allons les prendre par la racine. Durant ma longue vie d’Inuit, j’ai appris que le pouvoir est quelque chose de silencieux. Quelque chose que l’on reçoit et qui — comme les chants, les enfants — nous traverse. Et qu’on doit ensuite laisser courir. »

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